Sunday, May 22, 2016

Le 22 mai 2016. Refoulement de Dieudonné à la frontière canadienne (suite, et sans fin?)



C'est ça la France.
- Marc Lavoine.


Monsieur Boisvert,

Dans une récente chronique,

http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/yves-boisvert/201605/12/01-4980890-le-droit-de-ne-pas-inviter-dieudonne.php

vous opinez que le Canada n'était pas tenu d'admettre l'humoriste Dieudonné. Il ne se serait produit nulle atteinte à la liberté d'expression car vous n'y voyez qu'"une affaire d'immigration.". Il est licite, paraît-il, d'exclure les personnes condamnées au pénal dans un état de droit…

Voilà qui appelle la remise à l'heure de quelques-unes de vos pendules.

En ce qui concerne cette notion, en France, de manière générale, en matière pénale, la présomption d'innocence, c'est bon pour les traités de procédure pénale. Je pourrais vous signaler nombre d'histoires d'horreur, mais il y a notamment les affaires Outreau, Omar Raddad, etc… (par contre, il me vient à l'esprit le cas d'une personne décédée après avoir reçu 5 balles dans le dos : le juge d'instruction a conclu au suicide. Un suicidé bien maladroit, mais, à ma connaissance, nul ne fut alors poursuivi…).

Dans les affaires politico-médiatiques, il arrive, en outre, que la notion d'indépendance des juges soit une… poétique fiction. Le fait est que Dieudonné est, depuis des années, la victime de la vendetta menée par le pouvoir. Ses quelques victoires judiciaires qui vous impressionnent ne changent rien au harcèlement systématique dont il fait l'objet. Je recite Angela Davis : a fair trial would have been no trial at all.

"De juges d'un pays reconnu depuis un certain temps pour son respect des libertés publiques", dites-vous?

Mais reconnu par qui, monsieur Boisvert??? Vos connaissances d'histoire de France sont donc si faibles? Vous croyez que les choses ont tellement changé depuis l'affaire Calas?

Pour votre gouverne, sachez que la France est régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme, et que l'état d'urgence y semble pérennisé : on a recours à une loi de 1955 (tiens, tiens, comme par hasard, adoptée à l'époque de la guerre d'Algérie…) qui sert aussi en ce moment à museler des écologistes. Et surtout, oui, surtout, vous êtes bien indulgent pour un Etat où il est interdit de critiquer une décision de "justice" (infraction parfois poursuivie de manière fort sélective…). Au moins, au Canada, n'existe plus l'infraction dite scandalizing the court.

Un Etat de droit? Parfois, oui, mais… à doses inégales… ça dépend des circonstances… et de la tête du client… Et moins souvent pour les hommes de lettres, qui ne doivent pas oublier que la France est le pays qui fait fusiller ses Robert Brasillach.

Manifestement vous avez des lacunes au sujet du (dys)fonctionnement de la "justice" pénale française; normal, quand on lit pas "Libé". Et pourtant, vous reconnaissez vous-même que les développements en France depuis 2014 sont "troublants". Cela ne vous a pas alerté? Il ne vous est donc pas venu à l'esprit qu'ils jettent une certaine lumière sur les événements antérieurs? Que les dérives avaient simplement été un peu mieux camouflées?

Le système judiciaire pénal français n'est pas celui de l'Ouganda, mais… pas beaucoup mieux que celui du Paraguay.

Cela dit, il faut, en effet, relativiser, monsieur Boisvert : tout n'est pas sombre dans les annales judiciaires françaises. A preuve ce joyau de l'Etat de droit.

Le général de Gaulle avait institué, par une ordonnance du 1er juin 1962 une juridiction spéciale, la Cour militaire de justice, chargée de juger, suivant une procédure spéciale et sans recours possible, les auteurs et complices de certaines infractions en relation avec les événements d'Algérie. Condamné à mort le 28 juin 1962,  Roger Degueldre fut fusillé le 6 juillet 1962.

Le calendrier fut plus favorable à d'autres condamnés à mort, MM. Canal, Robin et Godot, qui eurent le temps matériel de saisir, avant d'être envoyés ad patres, le Conseil d'État d'un recours en annulation dirigé contre l'ordonnance. Le 19 octobre 1962, il prononça l'annulation de l'ordonnance, "eu égard à l'importance et à la gravité des atteintes que l'ordonnance attaquée apporte aux principes généraux du droit pénal, en ce qui concerne, notamment, la procédure qui y est prévue et l'exclusion de toute voie de recours".

Sur le plan jurisprudentiel, pour le condamné Degueldre, une victoire totale, on pourrait presque dire… sans appel : au final, son exécution était illégale. Je dois vous l'accorder, monsieur Boisvert, la France n'est pas l'Arabie saoudite : on n'y plaisante pas avec les principes.

(Le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry eut (relativement) moins de chance que le lieutenant Degueldre : vu la jurisprudence Canal, le Parlement français, par la loi du 20 février 1963, prolongea l'existence de cette Cour pour juger les affaires pendantes; la solution était simple, mais il fallait simplement y penser. Il fut donc condamné à mort le 4 mars 1963 et fusillé le 11 mars suivant.)

Revenons au Canada, monsieur Boisvert.

Selon vos critères, beaucoup d'étrangers victimes d'erreurs, ou pire, de crapuleries, judiciaires ne pourraient alerter en personne les Canadiens.

On pense à Emile Zola, qui fut condamné pour diffamation pour avoir osé proclamé la vérité, c'est-à-dire l'innocence du juif Dreyfus et dénoncé l'ignoble complot, et qui trouva asyle en Angleterre.

Il serait aujourd'hui impossible à l'Arabe Omar Raddad de dénoncer lui-même au pays de Steven Truscott et de Guy-Paul Morin la pourriture judiciaire française en l'illustrant par sa propre affaire (mais le problème ne se poserait probablement pas car le gouvernement français lui interdirait de quitter le territoire).

Le Canada a connu, tout au long de son histoire, une application à l'occasion… aléatoire de ses lois encadrant l'admission des étrangers. Quelques exemples pris totalement au hasard : avant la guerre, pas de Juifs; et après… le premier ministre Louis Saint-Laurent intervint personnellement pour faire admettre un collabo français, plusieurs ex-nazis s'installèrent sans difficultés au Canada, bénéficiant de l'aveuglement volontaire des fonctionnaires, etc.…

Plus précisément, en l'espèce, manifestement, vous connaissez mal la notion, apparemment plus amplement développée par la doctrine française (et pour cause?...), de détournement de pouvoir. Le recours aux lois sur l'immigration n'en est souvent qu'un exemple, fin comme du gros sel, lorsque les princes régnants veulent priver leurs fidèles sujets de leur droit d'entendre des personnalités étrangères controversées, voire fort déplaisantes. Et là encore, elle sont susceptibles d'application de manière très, très sélective…

(Ah, au fait, le Franco-vénézuélien repris de justice Henri Charrière, auteur de "Papillon", condamné pour meurtre, fut interviouvé ici au Canada dans le temps… ; et la même Angela Davis, communiste qui prônait la violence, a jadis pu s'exprimer librement dans des campus canadiens).

Si je suis votre logique, lorsque le gouvernement américain a voulu interdire l'importation de l'obscène Ulysses de James Joyce aux termes du Tariff Act of 1930, cela n'avait rien à voir avec la liberté d'expression? Ce n'était qu'une question de droit des douanes? En sens inverse, pendant les années 60, lorsque le gouvernement Johnson privait de passeport des activistes noirs militant pour les droits civiques afin de les empêcher de donner des conférences à l'étranger sur le drame des Noirs dans la libre Amérique, il n'y avait là que simple application de la loi sur les passeports? Dans les années 80, aux Etats-Unis, le gouvernement voulait empêcher le rabbin (ignominieusement raciste) Meir Kahane, député "Kach" à la Knesset en Israël, d'y donner des conférences et a donc essayé de lui retirer sa citoyenneté américaine, mais la magouille a échoué.

"C'est une affaire d'immigration." (!).

Vous me rappelez la déclaration du gouvernement américain en 1989 lorsqu'il a renversé, emprisonné, et poursuivi au pénal son ex-allié le dictateur panaméen Manuel Noriega : Just a drug case (!) Comme l'a observé son avocat : You believe in the tooth fairy too?

La liberté d'expression est quasi-absolue, comme il se doit, pour les Américains, sur le territoire américain, ce qui n'est déjà pas si mal, et mieux qu'au Canada, mais, dans les deux pays, il y a encore du chemin à faire en ce qui concerne le droit de circulation des sources d'information extraterritoriales. Il faut donc espérer un jour une contestation judiciaire d'un refus d'admettre un conférencier/artiste étranger, car même si l'on admet (ce que je nie, la réponse étant loin d'être aussi claire que vous le dites) que l'émetteur du message n'a nul droit d'entrer dans un pays, l'obligation d'admission découle du droit des récepteurs.

Et vous parlez d'emmerdeurs, monsieur Boisvert.

On est stupéfait d'apprendre que vous approuvez le refus d'entrée de certains imams misogynes et homophobes, même si leur casier judiciaire est vierge! "Simplement, [c'est si simple???] on en savait assez long sur eux [??? Qui, "on"? Qui savait quoi???] pour penser [pour conjecturer???] qu'ils inciteraient à la haine, qu'ils engendreraient une forme de désordre quelconque [alors que, dans ces cas-là, le désordre est toujours, précisément, le fait des hystériques emmerdeurs et emmerdeuses qui chahutent l'orateur], bref, pour les trouver indésirables."

On en reste pantois.

La vérité objective est que ni ces imams, ni Dieudonné, ni les propagandistes communistes (il reste quelques dinosaures) n'emmerdent qui que ce soit. Ils n'emmerdent évidemment pas ceux qui veulent les entendre, et nul n'est obligé de prendre connaissance de leurs radotages. Il y a quelques décennies, aux Etats-Unis, au cours d'un débat télévisé sur la pornographie, il était reproché à un acteur spécialisé dans ces films documentaires qu'elle était disgusting, offensive, degrading…; sa réponse de simple bon sens, a giclé :

Don't watch it!          

Elle pleinement transposable en l'occurrence.

A cet égard, n'est emmerdé que qui veut, monsieur Boisvert.

Par contre, sont de beaux emmerdeurs les fumiers de ronds-de-cuir et de politicards qui privent de leurs droits les récepteurs de messages.

En fait, l'état canadien n'invite nul artiste : ce sont les spectateurs qui le font.

Et vous croyez réellement que c'est le p'tit gabelou à l'aéroport qui a pris, tout seul, comme un grand, la décision de refouler le passager M'bala M'bala??? D'autant plus qu'il semble y avoir eu deux guignols pour aller l'accueillir à la sortie de l'avion?! If you believe that, I have a bridge to sell in Brooklyn.

En conclusion, je vous invite instamment à lire (outre "Libé") Defending my enemy d'Aryeh Neier, né en Allemagne en 1937, lequel a marqué le soussigné pendant ses études de droit, et les ouvrages d'Alan Dershowitz, deux extraordinaires défenseurs américains des libertés publiques, qui combattent aussi le racisme sous toutes ses formes.

(Je vais vous faire une confidence, monsieur Boisvert, mais que cela reste entre nous : nul d'entre eux n'a été baptisé dans l'église luthérienne).

Ils étofferont votre culture juridique et générale.

https://en.wikipedia.org/wiki/Aryeh_Neier  

Libertairement vôtre,

LP

PS. Ah, j'allais oublier, il n'y a pas que les lois sur l'immigration qui sont susceptibles de détournement. En ce qui concerne l'Etat de droit canadien, vous me direz, sans rire, que le gouvernement conservateur qui a refusé aux médias tout accès à Omar Khadr pour des entrevues lorsqu'il était embastillé au Canada ne s'est borné qu'à simplement appliquer les lois carcérales?



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